bruno V.

 

 

La Ligne 11.

 

Le titre d’un texte, d’un roman, d’une chanson, d’un article est toujours évocateur. Penchez votre tête en arrière et laissez-vous glisser dans les méandres de votre imagination. Pensez-vous que vous allez faire le même voyage que moi ? Cette ligne 11 vous conduira-t-elle à l’endroit où vous aimeriez vous rendre ou peut-être ne pas aller ?

 

En numérologie, le chiffre 11 évoque l’idéalisme, l’intuition, l’énergie, l’inspiration, la volonté, le courage, mais il symbolise également la tension et la contradiction. Comme nous le savons, nous pouvons donner aux nombres le sens que nous souhaitons. Le chiffre a cette caractéristique : il est tout à la fois carré et subjectif. Sa valeur n’est qu’une simple histoire d’interprétation ou de trompe-l’œil. Alors, quelle signification êtes-vous en train de donner au chiffre 11 : calcul, parcours quotidien, performance, romance, voyage, crime, attentat ?

 

Ce week-end-là, nous avions décidé de ne pas nous rencontrer. Je participais, le samedi matin, à une assemblée générale et toi tu clôturais vers 16 heures une formation à Paris. Je m’étais concocté un ambitieux programme, profitant de ce temps disponible (mais non libre) pour mettre à jour de nombreuses contingences que je négligeais depuis quelques mois. Cette latence printanière m’apparaissait paradoxale : pour quelles raisons est-ce que je me réjouissais sans enthousiasme ? Le temps file et depuis que nous partageons notre intimité, je sais que chaque seconde loin de nous est une seconde perdue.

 

N’en déplaise aux non-cohabitants, cette nouvelle communauté qui s’émancipe de toute vie commune au quotidien, je préfère l’intensité de chaque jour, au risque de tout perdre. La veuve pourrait nous ensevelir d’un geste sournois, sans que nous ayons eu le temps de profiter avidement de nos sentiments. Pourquoi cadencer une histoire en faisant le pari de la durée alors qu’il existe un aléa qui à tout moment peut briser cette durée ? L’amour ne se rationalise pas sur des éventualités de rupture, il se vit. Lorsqu’il devient intelligent et raisonné, je crois qu’il a déjà commencé à mourir puisqu’il se contractualise.

 

Ma réunion s’est terminée vers 14 heures et je suis rentré. Je me suis affairé à ranger le squat dans lequel je vis lorsque je travaille au Pays basque, mais j’étais perturbé par ton visage qui clignotait dans ma tête, en alternance, à chaque fois que je clignais des yeux. L’amour génère une multitude d’empathies et je n’échappais pas à la règle. Chez les personnes impulsives et sentimentales, il nourrit l’imagination et révèle des scénarios incroyables dont le dénouement inspire les romans et les fictions cinématographiques. Je savais pertinemment que je commençais à renoncer à mes projets. Mon week-end prenait une nouvelle tournure, le synopsis s’écrivait allégrement, sans le moindre effort.

 

Ton train partait à 18 heures de la gare Montparnasse-Bienvenue pour atteindre Bordeaux Saint-Jean à 20h. Si je partais, d’Anglet, sur le champ, je pouvais donc déposer ma voiture à Caudéran, prendre le bus, te rejoindre sur le quai et t’accueillir, comme un gentleman, lorsque tu descendrais du TGV.

 

Ma décision était prise : Je quittais la côte basque précipitamment, bille en tête, pour te surprendre, t’étreindre passionnément. Un rictus de félicité s’imprimait sur mon visage, celui du pied de nez aux contraintes, la liberté de prendre la bonne décision avec la certitude que ton émoi récompenserait ma fougue amoureuse ; le bonheur imaginé à l’état brut, pur, spontané, l’émotion intacte, sans fioriture.

 

Mais c’était sans compter sur les choses qui ont une âme comme je l’ai si souvent énoncé (Murphy aussi d’ailleurs). Elles n’allaient pas m’épargner, en me prouvant, si besoin était, la véracité de cette allégation. Prévoir sans elles, c’est prendre le risque d’échouer. Concevoir l’imprévisible contraint justement à évaluer l’impact des choses sur les décisions que nous prenons. Aveuglé par la certitude que la magie que j’élaborais ne pouvait trouver d’obstacles, je devenais péremptoire et présomptueux. La logistique définie ne se heurterait à aucune interférence, j’étais bien trop expérimenté pour cela.

 

Emmitouflé dans mon char d’acier, je buvais les Landes à moyenne allure. Un accident routier aurait tout gâché. J’avais calculé une marge suffisante pour atteindre Bordeaux à temps. J’envisageais même une petite demi-heure pour aller choisir quelques fleurs, histoire de rendre l’évènement encore plus émouvant et si ma marge résistait aux aléas, j’irais m’engloutir une mousse dorée dans une brasserie proche des quais tout en me flagellant de satisfaction.

 

La rocade maussade bourdonnait. Le gris dominait sur toutes les coutures. Le trafic sonore lumineux pleuvait sur mon pare-brise et ses gouttes de lucioles serpentaient de part et d’autre, pénétrant par reflet et intermittence dans mon habitacle. Je circulais dans la fière métropole par l’Ouest. Il me fallait rejoindre Caudéran, j’étais légèrement en avance. Mon sourire suffisant me pinçait les joues, il ne me quittait plus. Le journal du soir sur France Culture s’ouvrait, il était 18 heures précisément. Je me mouvais dans la voie lactée bordelaise, persuadé d’être la seule étoile filante.

 

Grâce à un texto subtil, tu me communiquas le numéro de ta voiture, la 16. J’avais la conviction que tu ne te doutais de rien. J’ai garé ma Citroën devant ton appartement, j’ai déposé mes affaires et je me suis préparé pour prendre l’autocar. Comme tu avais laissé ton véhicule à la gare du chemin de fer du service public, ou plutôt ce qu’il en reste, nous ferions, de toute évidence, le trajet du retour, ensemble, et tu autoriserais, peut-être, mes mains affectueuses pour ne pas dire savoureuses et baladeuses exprimer leur joie de te retrouver. Tu ne pouvais les priver de cela.

 

Il est 18h45. Le réel conjugue désormais mes pas

 

L’air est frais ; malgré cela je décide d’être élégant et de me vêtir légèrement. Je ne dois, en principe, rester que très peu de temps à l’extérieur.

 

Pour me rendre à la gare de Bordeaux Saint-Jean, il me faut emprunter deux lignes de bus : la 42 et la 11. Le site internet de la compagnie de transport précise 40 minutes de trajet avec la correspondance. En prenant celui de 18H51, je serai largement dans les temps. Mon chrono glisse sur des patinettes.

 

A 18H58, le 42 se présente à l’arrêt, avec 7 minutes de retard. Je ne suis pas contrarié, j’ai de la marge, rien ne peut dérégler ma savante préparation. N’est-ce pas mon métier ? Conseiller en organisation ?

 

Le bus dévale les avenues, les rues, les demi-rues, les quarts de rues, les queues de rues, à vive allure pour rattraper le temps perdu. La conduite saccadée du chauffeur n’altère pas mon exultation, je te vois déjà, descendre de la rame, l’air abasourdi par tant d’amour et d’attention. Aurais-je l’air d’un fanfaron avec mes quelques roses ou tulipes achetées à la sauvette ?

 

J’apprends l’itinéraire par cœur, comme un enfant angoissé lors de son premier périple dans les transports en commun, à qui l’on a martelé le trajet, en insistant sur le nom de l’arrêt où il doit descendre. Je lis et relis le plan affiché au-dessus de la porte, me relevant sans cesse, vérifiant que ma correspondance sera bien assurée. Je m’amuse à m’angoisser puisque je maîtrise. J’aime jouer à la personne âgée, c’est presque effronté.

 

Sans déconvenue, je descends à l’arrêt Pellegrin. Je suis toujours en avance, il est 19H12. Le 11 passe dans 3 minutes. Je me réconforte en lisant une information lumineuse sous l’abri de bus qui m’indique : « un bus toutes les 15 minutes ». J’anticipe alors que si le bus de 19h15 est en retard, le suivant fera l’affaire. Je conserve mon sourire nigaud, débordant d’optimisme, arguant une désinvolture insolente. Au pire je renoncerai à la bière mais certainement pas aux fleurs.

 

Est-ce cette attitude vaniteuse qui a blessé les choses qui m’entouraient ? L’ont-elles vécue comme une provocation ? Mon absence d’humilité et ma certitude de tout gérer ont-elles offensé leur âme ?

 

La bonne humeur est un état d’esprit qui facilite le dialogue social. Sous l’abri de bus, je sympathise avec une étudiante qui vient de tenter le concours d’infirmière. Durant notre échange convivial, je pointe le passage d’un bus de la ligne 11 en sens inverse. Nous attendons depuis une dizaine de minutes et aucune trace à l’horizon d’un quelconque mastodonte de transport public dans le couloir lui étant réservé. La perspective de la longue rue du Grand Maurian reste inanimée. Le bus est donc, contre toute attente, en retard. Communément cette évidence stresse, affaiblit et déstabilise. Nous devenons souvent irrationnels au moment où il est urgent de ne plus l’être. Je deviens moins attentif à la conversation, je suis déconcentré. De ce fait, l’étudiante me semble trop bavarde : elle a le temps, son train s’envole à 20H30. Je ne suis plus réceptif, ces phrases fondent dans l’air sans écho. Je deviens impoliment silencieux.

 

Alors pour me rassurer, je scanne le code barre plaqué sur l’abri de bus : « à quelle heure passe votre prochain bus ? » Le progrès se mesure aujourd’hui à la seconde, presque en temps réel. Attendre sera bientôt une notion du passé. Vraiment ? Irons-nous plus vite que nos attentes ? Nos désirs se conjugueront-ils au passé dès lors qu’ils seront exprimés ?

 

« Votre prochain bus dans 2 minutes », mon chrono tient bon. Résigné, je sais que je viens de perdre les fleurs, leurs parfums s’évaporent comme mon impertinence à défier les choses. Qu’importe ! Une surprise n’est jamais une désillusion si nous n’en avons pas connaissance ! J’arriverai juste à temps, et je n’évoquerai pas les fleurs, ma présence s’avérera tellement magique. Elle suffira grandement, n’est-ce pas ?

 

Un second bus de la ligne 11 remonte en sens inverse et s’attarde à l’arrêt. Je m’inquiète plus sérieusement. Je traverse la rue pour demander au conducteur quelques informations quant à une possible perturbation sur la ligne mais j’arrive trop tard, il redémarre et me laisse en plan, tout en m’observant, cauteleux, dans son rétroviseur. Je rejoins mon arrêt pour constater qu’au loin, dans la rue devenue plus obscure, aucun bus n’apparaît. Contrarié, je consulte mon écran magique. Stupeur ! « Prochain bus dans 14 minutes ». Le premier bus, puis le second, se sont illogiquement volatilisés. Qui seraient à l’origine de ce détournement ? L’âme des choses ? Oh, les salopes !

 

19h45 ! Plus de bière, plus de fleurs, et peut-être plus de surprise. A ce moment-là tu as la sensation d’être sur une bouche d’air chaud qui brûle ton corps des pieds à la tête, en te rongeant au passage le microbiote, provoquant la nausée qui confirme que tu viens de perdre le contrôle de la situation. Surgit alors une angoisse soudaine et incontrôlée proche de la panique qui vient te foudroyer. Cet état, en fonction des individus, peut durer quelques secondes voire des minutes. Parfois elle paralyse totalement, tout dépend du degré de ton investissement émotionnel.

 

Mon algorithme personnel, après quelques calculs ardus, en tâche de fond, m’informe que je ne pourrai atteindre l’objectif romantique que je me suis fixé. Les quelques solutions alternatives proposées me sapent le moral. En fonction des personnes, ce type de situation provoque plusieurs comportements : l’abattement, la résignation ou l’énervement. Dans quel état pensez-vous que j’étais ? Le renoncement ? Il vient plus tard, il n’est jamais le résultat d’une contrariété matérielle immédiate. Lorsque les choses jouent, elles font durer la partie et surtout leur plaisir.

 

La candidate infirmière me salue d’un geste courtois et quitte l’arrêt de bus pour envisager un autre itinéraire, plus long, en rejoignant à une centaine de mètres l’arrêt du Tram. Serai-je, pour autant, plus serein pour réfléchir ?

 

Je prends la décision de rester, en misant sur une arrivée imminente du bus, et de te téléphoner pour te demander de m’attendre, abandonnant avec doléance le scénario de commedia dell’arte que je m’étais inventé. Dans le meilleur des cas, je rejoindrai la gare juste après ton arrivée. La situation m’ordonne de me rattacher à cet aphorisme agissant comme un placebo conscient : « Seule l’intention compte ». J’espère ainsi calmer et soigner mon amour propre grandiloquent. Le remède sera-t-il adéquat ?

 

Je t’appelle, frénétiquement, apprenant malgré moi l’annonce de ta messagerie : « bonjour, vous êtes sur le répondeur de…, laissez-moi un message, je vous rappelle dès que possible ». Pourtant à chaque appel, défiant le la majeur de ta sonnerie, je piaffe en exprimant, impatient, une complainte que je sais malgré tout oiseuse : « Décroche, décroche, je t’en prie... décroche ! » Mes suppliques demeurent vaines. Le sort s’acharne sans répit. Je suis dépité. Toutefois, je ne renonce pas, la magie peut encore opéré, il suffit d’y croire, j’y crois fermement.

 

Au vu des circonstances, j’abandonne mon arrêt maléfique, emboîtant les pas de la future infirmière pour rejoindre la ligne A du ver de terre qui sillonne Bordeaux à corps ouvert.

 

Soudain, creusant une longue courbe le long de l’hôpital, je le vois se tortiller, je cours, me précipite mais je n’ai pas de titre de transport. Cette réalité froisse trop souvent mon imagination d’escapades dans un monde sans limite. Certains naissent, d’ailleurs, pour me la rappeler : Sur le quai opposé, l’œil persistant de contrôleurs aguerris guette, tels des charognards, ceux qui voudraient donner corps à cette idée trop idéaliste d’un monde où les transports seraient gratuits. Désabusé, je cherche penaud, comme un enfant pris la main avant qu’elle ne soit dans le sac, le distributeur. A l’instar de certains films où la succession improbable de scènes rend tout dénouement impossible et laisse le spectateur en haleine, une femme âgée, soudée à la laisse de son Pékinois dont la tête est perpétuellement penchée en arrière pour mieux apprécier son maître et lui prouver son amour inconditionnel, se bat avec l’appareil, m’obligeant à patienter. De toute manière, le tram vient de quitter son arrêt.

 

Entre-temps, les chasseurs de primes ont changé de direction et je les entends barboter derrière moi.

 

Blasée, la femme est repartie avec son Pékinois, jaugeant l’indifférence des contrôleurs d’un : « allons-y à pied, cela sera moins compliqué ! » J’ai bien essayé de l’aider mais elle s’y est opposée à tel point que je ne savais plus si c’était elle ou son chien qui grognait.

 

Avec dextérité, je parviens à commander un titre de transport, il ne me reste plus qu’à régler : « Veuillez insérer votre carte ». Je m’exécute. « Veuillez saisir votre code confidentiel » : je le tape et valide. Ma patience est à bout de nerf. « Transaction impossible ». Je récupère vigoureusement ma carte, la frotte, la réinsère, retape mon code, mais rien n’y fait. En dernier recours, je fouille dans mon portefeuille, mes poches, et je trouve opportunément 2 euros. Ouf ! La chance reprendrait-elle ses droits ? Ne dit-on pas qu’elle finit toujours, inlassablement, par tourner ? Je n’en demeure pas moins perplexe, je n’ai pas grand-chose à partager avec elle, je ne pense pas que nous soyons du même bord.

 

Je m’engouffre dans le tram qui glisse le long du quai, il est 20H05, je t’appelle, tu ne décroches toujours pas. J’élabore alors un ultime scénario : J’arrive dans 10 minutes, et avec un peu d’aubaine ton train aura du retard, puisque la SNCF est coutumière du fait ; puis le temps que tu descendes du train, quitte les quais, emprunte les escalators, sorte de la gare, nous pourrions nous retrouver, d’autant que je sais où tu gares ta voiture. Ce scénario me booste à nouveau comme dans un thriller où un dernier rebondissement permet au héros d’arriver juste à temps et consent aux spectateurs de sortir, enfin, de leur apnée.

 

La ville devient de plus en plus électrique, chaque mouvement lent est un court-circuit dans mon organisation chaotique. Je bous. Tous les mouvements autour de moi se montrent d’une lenteur provocante. Je frôle la paranoïa du stress. Les poussettes, les vélos, les grappes humaines, les corps mous se comptent en secondes interminables, mon périple romantique sombre en naufrage. Bordeaux vient de se mettre au ralenti, je décompose chaque mouvement jusqu’à l’épuisement. Je baisse les bras, je n’ai plus de prise sur les choses et le temps. Je rends les quelques armes qui me restaient. Le ton est donné résumé par cette phrase laconique et populaire : « Maintenant, c’est mort ! »

 

Je t’envoie, alors, accablé, un message sur ton répondeur, ruinant tous mes espoirs de romance : « Attends-moi à la gare, je voulais te faire une surprise mais c’est loupé, je suis dans le tram qui va à la gare de St-Jean.»

 

Mon corps se lâche, s’allonge pour mieux respirer, je constate amèrement que je viens d’échouer. Soudain, mon Smartphone m’extirpe de cette toupie démoniaque, ton nom apparaît sur l’écran. Tu viens de reprendre ton véhicule depuis une dizaine de minutes durant lesquelles tu avais mis ton téléphone en charge.

 

Aussitôt après avoir écouté mon message, tu t’empresses de me contacter. Ton propos m’achève. Sans pointer que tu es heureuse que je sois venu, tu me demandes activement où je suis, tout en me précisant que tu es presque arrivée à Caudéran. Je suis désappointé, voire désenchanté. Je suis dans l’émotion, tu es dans la fatigue de ton séminaire et voyage. J’avais imaginé un scénario à l’eau de rose, tu es dans celui des paresses du retour après des journées épuisantes, où tu rêves d’une bonne douche chaude, d’une boisson rafraîchissante, d’un film américain où l’on devine chaque image, le tout garni d’une couette en plume emmaillotant la grosse fatigue qui exige légitimement un repos solitaire.

 

Notre échange s’engage dans une rue tumultueuse où personne ne voit le panneau sans issue. Prévenante, tu me proposes de venir me chercher sous la forme interrogative. Cela me décontenance, seule la forme impérative devrait s’imposer lors de telles circonstances. « Où es-tu mon cœur ? Ne bouge pas, je viens te chercher ! » Mais fidèle à ma susceptibilité légendaire, je te réponds sèchement : « Je me débrouille ! » Ta réponse sonne, alors, comme un clairon ... : « Comme tu veux ! », et tu raccroches.

 

Le présent s’est interrompu.

 

Le machiniste a rallumé la salle, les spectateurs se sont levés, perplexes, le film n’avait pas tenu ses promesses. Il était cruellement trop proche de la réalité. Le cinéma n’a-t-il pas été inventé pour faire rêver ?

 

Je voulais t’offrir la Lune mais je venais de m’écraser sur Terre, juste après le décollage. Il fallait faire le chemin à l’envers et retrouver les allées des choses que j’avais toisées d’arrogance : Le tram, les publics, les courts-circuits multiples, les vieilles femmes avec leur chien, les poussettes, les bicyclettes, les contrôleurs et surtout la ligne 11. Ma tension atteignait son paroxysme, je redoutais nos retrouvailles et surtout mon mauvais caractère, mon pire ennemi. Je suais de l’intérieur.

 

Je repris le tram vers Pellegrin m’affranchissant des règles de bonne conduite et tant pis pour les contrôleurs, je n’avais pas d’argent et ma carte bleue restait muette, sans aucune raison. Qu’elle aille au diable et la cité entière avec, j’étais galvanisé. Je suis descendu à l’Hôpital et je me suis empressé de rejoindre l’arrêt de la ligne 11 sans ticket. Le bus est arrivé, sa calandre riant sournoisement et pour cause : le chauffeur me refusa la montée. Je n’avais plus qu’à rentrer à pied, peut-être croiserais-je la femme et son adorable petit chien à la tête renversée d’amour et de tendresse sans faille ?

 

Pensez-vous que j’allais profiter de ces 60 minutes pour prendre du recul et dédramatiser cette situation cocasse, faire un vilain doigt de déshonneur aux choses et prendre ma dulcinée dans mes bras ? Pourquoi, dans de telles circonstances, négligeons-nous de relativiser en acceptant l’idée que nous puissions ne pas être en phase avec une attention, aussi louable soit-elle ? Une surprise ne vaut que si elle est en accord parfait avec le récepteur, sinon elle devient impérieuse et dictatoriale. J’avais négligé cette donnée et elle se révélait en écrivant cette histoire ordinaire dont le seul intérêt était la perception et l’interprétation que j’en soustrayais.

 

Je parcourus le trajet rapidement, ma tenue légère me l’imposait. C’était le seul moyen de ne pas grelotter. Bien sûr, nos retrouvailles furent houleuses puisque je te faisais porter la responsabilité de mon échec. Je te reprochai tant de choses idiotes que les énumérer me rendrait encore plus antipathique.

 

La nuit passa comme elle devait se passer : sans saveur, sans étreinte, sans excuse, sans mains baladeuses.

 

Le matin fouetta la chambre de sa lumière fine de printemps : je me levai précipitamment.

 

Arrivé chez le fleuriste, ma carte bleue avait retrouvé tous ses esprits. Tout aussi exubérante chez le boulanger, elle me permit de rapporter quelques viennoiseries.

 

Tu t’es levée, tu as regardé la table du petit-déjeuner, les fleurs, tu m’as embrassé. La ligne 11 ne nous avait nullement ébranlés. Elle m’avait juste rendu plus sage. Les choses n’ont guère d’impact sur les âmes inébranlables puisqu’elles se nourrissent d’happy end. Mais soyez vigilants, elles sont sacrément joueuses, les rosses !

 

 

 

texte: Bruno V.

(17 mars 2018)